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Tricher à cœur!


"D’après Georges de La Tour , Le Tricheur à l’as de cœur", 2003, acrylique sur toile, 130 x 162 cm.

« Oignez vilain, il vous poindra. Poignez vilain, il vous oindra. » Rabelais.


A tous coeurs.

Voilà une fameuse peinture de Pouchous intitulée "Le Tricheur à l’as de coeur". De droite à gauche nous voyons représentés: le fils, la femme, la fille et l’auteur. Nous sommes en famille et jouons à la belote et biensûr, je triche. Si vous observez le joueur de gauche, celui qui semble vouloir chercher la complicité du spectateur, l’impliquant habilement dans cette mauvaise action, par un regard monopolisant toute l’attention et bien c’est moi-même. Je tire discrètement de derrière mon dos un as de coeur caché dans ma belle ceinture de soie noire.

Cette illusion est un détournement d’objet. L’objet pictural original est de Georges de la Tour (1593-1652) (1) et a été réalisé vers 1635. Cette scène est désormais très célèbre, propriété du Musée du Louvre, elle s’inscrit, avec d’autres, dans la lignée du Caravage (1771-1610) (2). Scène à trois personnages masculins chez Caravage, "Le Tricheur à l’as de carreau" et sa variante "Le Tricheur à l’as de trèfle" (conservée au Kimbelle Art Museum, Fort Worth, Texas, USA.), rassemblent deux hommes et deux femmes autour d’une table de jeu dans une scène diurne, éclairée par une source de lumière provenant de l’extérieur de la toile. La connivence de trois d’entre eux (les deux femmes et l’homme de gauche) se fait par la circulation des regards et le savant chassé-croisé des mains. Ceux de la joueuse du centre, de la servante et du tricheur.

Le quatrième participant, un jeune et riche cavalier, les yeux uniquement absorbés par l’analyse de son propre jeu et les mains sagement unies autour des ses cartes, occupe l’angle droit de la table.

Un espace important le sépare de son partenaire de gauche, un filou rôdé aux arcanes de la tricherie. Mais le jeune cavalier semble également exclu des manigances qui occupent les deux femmes. Tenu à l’écart des trois autres, le jeune gandin est le dupe de la ruse de ses acolytes. Mais la scène réaliste du tripot peut également se lire comme une allégorie de l’innocence trompée.

Tel fils, tel père !

Pour nos enfants et nos petits enfants et arrière petits enfants nous sommes déjà des ancêtres avant d’être mort, survivant d’un âge révolu. En tant que descendant et arrière-petit-fils spirituel autoproclamé je me déclare comme héritier de Georges de La Tour et il devient ainsi mon ancêtre artiste.

Les ancêtres sont parmi nous.

« Le poisson est mal placé pour découvrir l’existence de l’eau. » déclarait l’anthropologue américain, Clyde Kay Mayben Kluckhohn (1905-1960), spécialiste du peuple Navajos (3).

Pour rester dans la représentation du réel, je soumets à votre lecture, les quelques extraits d’un texte des ethnologues Jacques Heinard, Roland Kaehr, et Fabrizio Sabelli qui m’a en son temps énormément impressionné. Chacun révèle sa propre approche de l’ancêtre, mais tous nous rappellent que si nous voyons peut-être un peu plus loin ce n’est pas parce que notre vue s’est améliorée mais parce que nous avons pris appui sur nos prédécesseurs. Ces textes faisaient partie d’une publication destinée à accompagner et prolonger l’exposition "Les ancêtres sont parmi nous", présentée du 4 juin 1988 au 8 janvier 1989, au Musée d’ethnographie de Neuchâtel, Switzerland (4) :

« L’ancêtre est un mort qui a réussi, au terme d’une sévère sélection. Vie exemplaire,” bon” trépas, funérailles conformes ne garantissent nullement l’accès au panthéon et le droit au culte. Bien qu’ils puissent procéder l’un de l’autre, le rituel ancestral et le rituel funéraire ne doivent pas être confondus, celui-ci étant une prise de congé, celui-là un appel au retour parmi les vivants. Le souvenir de l’ancêtre se dissipe en général dans l’intervalle de quelques générations, à moins que, échappant à l’histoire terrestre, ce dernier ne tende à s’identifier à la divinité, à l’inverse des dieux qui prennent parfois figure humaine. Parmi de nombreuses catégories d’esprits dont les actions affectent la société, les ancêtres, qu’ils concernent un groupe familial restreint ou une culture tout entière, manifestent une présence particulièrement frappante dans les sociétés non occidentales. Pour fréquents que se rencontrent ces « morts bien vivants «, sous des manifestations variées et avec des prérogatives diverses, ils n’en restent pas moins difficiles à cerner.(...) Or les ancêtres ne hantent pas que les espaces exotiques, (...). Certes, la civilisation technicienne, opposée au conservatisme, a cru pouvoir s’affranchir de toute inféodation pour que l’homme se retrouve libre (...) et esseulé, désemparé. Se manifeste toujours le besoin de croire à un au-delà et à des êtres faisant le lien entre les deux mondes, le besoin de s’appuyer sur un référent, figure à la fois ombrageuse et protectrice du père, fût-ce pour le dépasser ou le contester.

Sans doute des évolutions se dessinent-elles, l’ancêtre pouvant représenter moins un modèle - soumis du reste à nombre de manipulations - qu’une projection, voire une anticipation. Il n’empêche que le cautionnement s’impose partout. Et au niveau objectal, rien ne semble mieux préservé et défendu que la plus infime relique. Dans un domaine qui offre encore tant de champs de recherches, où les notions attendent d’être réellement définies, place est ainsi ouverte à l’expression la plus large et à des auteurs de divers horizons, (...). Chacun révèle sa propre approche de l’ancêtre, mais tous nous rappellent que si nous voyons peut-être un peu plus loin ce n’est pas parce que notre vue s’est améliorée mais parce que nous avons pris appui sur nos prédécesseurs. »

L’imagination au pouvoir.

« Pour ce qui concerne les faits sociaux, nous avons encore une mentalité de primitifs », affirme avec raison Durkheim (1858-1917) (5).

Et, à y voir plus clair, il ne s’agit pas non plus uniquement de mentalité mais d’attitude nécessaire vis-à-vis des vérités dont toute société a besoin pour son organisation et sa perpétuation; vérités constituées que les hommes ne reçoivent pas mais fabriquent à travers les siècles, et qui possèdent pour cela, conjointement, « la qualité d’être expérience historique et fabulation, qui se présentent comme orthodoxies tout en étant "para-doxies" » Paul Veynes (1930-…) (6).

Dans n’importe quelle société "moderne" ou "primitive", c’est l’imagination qui est au pouvoir. Elle propose, pour chaque période de l’histoire et par la bouche de "personnages éminents", les ancêtres par exemple, un programme de vérité qui modifie ou annule, selon les cas, le programme précédent. Il était vrai que la légitimité du pouvoir étatique impérial reposait sur la consécration divine, comme il est vrai que le pouvoir étatique des démocraties dépend, pour qu’il soit reconnu légitime, du consensus majoritaire du peuple. Les théologiens qui ont systématisé la doctrine de l’investiture n’ont pas menti aux yeux de leurs contemporains; ils étaient crus et parfois même vénérés. Les philosophes qui ont pensé - ou imaginé ? - les droits de 1‘homme ne nous trompent pas; leur programme de vérité est, de nos jours, le nôtre. Mais l’arbre généalogique des vérités se prolonge dans le temps et le contenu illusoire de nos certitudes actuelles, comme l’autorité de ceux qui les ont proposées, n’apparaîtra que le jour où les options fondamentales des "fidèles" porteront un autre nom, celui qui sera choisi par nos futurs ancêtres.

En 2003, sous le titre Le musée cannibale, l'équipe du MEN (Musée d’ethnographie de Neuchâtel) renouvelle mon étonnement en consacrant son exposition temporaire au désir de se nourrir des autres qui a présidé à la création et au développement des musées d'ethnographie. Il convie leurs hôtes à un festin culturel, sur la base de recettes contrastées destinées à présenter tel ou tel aspect d'une similarité ou d'une différence entre l'ici et l'ailleurs. Ils dressent la table de cérémonie qui permet la consommation d'un lien social avec l'humanité tout entière (7). http://www.men.ch/fr/accueil/

Jean-Bernard Pouchous - 2008.

Bibliographie :

-1- Ferte Bruno, Georges de la Tour, éd. Gallimard, 1999.

-2- Sébastien Schütze, Le Caravage, éd. Taschen, 2009

-3- Clyde Kay Mayben Kluckhohn, The Navaho, éd. Doubleday, 1962.

-4- Jacques Heinard, Roland Kaehr, Fabrizio Sabelli, Les ancêtres sont parmi nous, éd. Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 1988.

-5- Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, éd. PUF, coll. Quadrige Grands textes, 2007.

-6- Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, coll. Points Essais, 1992.

-7- Jacques Heinard, Roland Kaehr, Marc-Olivier Gonseth, Le musée canibal, éd. Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 2002.

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