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Superstition?


"Sculpture fétiche", 1973, bois, métal et tissus, 75 x 35 x 35 cm.

« La métaphysique consiste à essayer de prouver l'incroyable en faisant appel à l'inintelligible. »

Henry Louis Mencken (1880-1956)


Social ou naturel ?

Ces deux photos représentent une sculpture en bois suspendue dans un socle de grillage par des crayons de couleurs. Nous sommes au rez-de-chaussée d’une cour intérieure d’un immeuble de la rue des canettes dans le 6 e. arrondissement, dans lequel j’avais un atelier quand j’étais à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.

Cette sculpture intitulée "Sculpture fétiche" était inspirée des fétiches à miroir (Mayombe) dont j’avais découvert l’existence dans une galerie d’art africain du quartier.

Je m’intéressais également aux usages divinatoires et initiatiques et au instrument pour opérer des manipulations rituelles paradoxales aussi concrètes qu’efficaces comme les fétiches à clous, les reliquaires Kota avec un sac des restes du mort liés à leur base ou au envoûtement par les aiguilles dans les poupées vaudou.

Je connaissais la sorcellerie occidentale pour avoir assister à quelque une de ses manifestations dans des campagnes reculées de Bresse et du maçonnais. La poupée (souvent de cire, parfois de bois ou de chiffons) sert à jeter des sorts, elle est appelée "dagyde" (du grec dagos, poupée). Elle apparaît dès l'Antiquité et on les retrouve au Moyen Âge au moins depuis le XIII e. siècle. La poupée représente une personne, et les actions sur la "dagyde" sont supposées avoir des effets sur la personne à travers l’objet, la chose. Elle est censée contenir un élément de la personne à envoûter (cheveux, bouts de peau, rognures d'ongle…), son nom sur un morceau de papier, ou une image (photographie) au cours d’un rituel particulier. Dans les pratiques de magie noire, la poupée est piquée d'aiguilles, coupée ou brûlée à certains endroits. La personne visée est censée souffrir aux endroits où la poupée a été atteinte.

La "Sculpture fétiche" que j’ai réalisé, représente une femme sans tête dont le corps est découvert jusqu’au genoux, son ventre est creusé d’une cavité noircie par le feu et remplie d’aiguilles aux têtes de couleurs comme d’autre points spécifiques du corps. Un tissu enferme ses jambes et ses pieds, elle est comme suspendue en érection hors d’une cage.

La césure présente au sein du fétiche entre objet fabriqué et objet naturel répond à celle existant entre le social et le naturel. « Nous n'avons jamais été modernes ! », dit l’ethnopsychiatrie Bruno Latour empruntant le terme d'« an­thropologie symétrique » (l), lié aux travaux du sociologue britannique David Bloor (2) au sein du Social Studies of Knowledge - ou SSK – pou postuler que la connaissance est de nature sociale, rejetant ainsi l'opposition entre le social et les facteurs cognitifs ou naturels. Selon Latour « les fétiches que l'on abominait tout à l'heure au point de vouloir les briser - ou que l'on conservait dans les musées comme autant d'œuvres d'art - deviennent de bons objets parce qu'ils s'attachent au social et qu'ils le fabriquent en partie. Dans l'autre plateau maintenant condamné, celui de la raison, les nouveaux barbares, les anciens civilisés, ne possèdent au contraire que des objets détachés, des médica­ments bruts, froids, objectifs, qu'ils ne savent plus lier au reste onde social. » (3)

Le pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais Donald Woods Winnicott ou DWW fut le premier à théoriser l'objet transi­tionnel ainsi que les phénomènes transitionnels. L'objet transitionnel est la première expérience de possession d'un objet non-moi chez l'enfant (pouce, couverture, doudou), il ne peut être identifié ni comme objet interne, ni comme objet externe, il est une illusion crée par l'enfant. Selon DWW, ce phénomène transitionnel à un caractère universel et le sexe de l'enfant n'exerce aucune incidence particulière. Cet espace intermédiaire entre intérieur et extérieur laisse place au jeu et à l'imagination. Dans sa préface à la parution en France de Jeu et réalité, en 1975 (4), le philosophe et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis soulignait le fait que même si DWW avait énoncé clairement et ce dès le titre de l'article de 1951 "Objets transitionnels et phénomènes transitionnels". Que l'objet transitionnel n'était que « le signe tangible de ce champ d'expérience » qu'est l'« aire intermédiaire », sa découverte s'était trouvée assez vite limitée malgré lui par ses auditeurs au seul "objet transitionnel". cette méprise orientant la lecture unidi­rectionnelle et simplifiée de l'objet transitionnel comme un objet de plus à inscrire comme précurseur des objets partiels, au plus près de l'objet fétiche. Ainsi dans "Jeu et réalité" DWW pose d'emblée comme primordiale la liaison entre objet et espace transitionnel. Dans l'édition française introduite par Pontalis, celui-ci annonce que le passage établissant la comparaison avec le fétichisme a été volontairement supprimé par DWW sans doute afin de ne pas focaliser l'attention sur le statut de l’objet transi­tionnel. On retrouvera le passage en question dans l'édition de 1969 chez Payot : « Une étude de l'usage que fait l'enfant de l'objet transitionnel et des phénomènes transitionnels en général peut nous éclairer sur l'origine de l'objet fétiche et du fétichisme. Mais on perd obligatoirement quelque chose en remontant de la psychopathologie du fétichisme aux phénomènes transitionnels qui appartiennent aux origines de l'expérience et sont inhérents à un développement affectif normal L'objet transitionnel figure la première expérience entre le moi et les objets externes, il peut également être considéré comme précurseur au fétiche. L'espace transitionnel joue ainsi le rôle du premier décollement dans la rela­tion du nourrisson avec sa mère. L'objet représente la transition du petit enfant qui passe de l'état d'union avec sa mère a l'état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d'extérieur et de séparé. » (5)

Au début des années 70, j’avais lu "La part maudite et la théorie du potlatch" de Georges Bataille (6). C'est un exposé systématique de sa vision du monde : philosophie de la nature, philosophie de l'homme, philosophie de l'économie, philosophie de l'histoire. C'est la notion d'excès qui est à la base de cette construction. L'hypothèse de Bataille : il y a toujours excès, parce que le rayonnement solaire qui est à la source de toute croissance, et donné sans contrepartie, donc il y a accumulation d'une énergie qui ne peut être que gaspiller dans l'exubérance et l'ébullition. On peut rajouter que l'homo-economicus est une machine d'un rendement supérieur à un ; car quoi qu'il fasse, il laissera après sa mort une accumulation d'énergie cristallisée sous forme d'objets, d'immobiliers, d'inventions, d'œuvres d'art ou d'écrits.

Le théoricien de l'anthropologie de l'art Alfred Gell (7) re­lève "le caractère fétiche" de l'œuvre d'art - L'art serait donc, théoriquement pour Gell, une sorte d'idolâtrie et, qu'elle soit douce ou forte, il s'agit de fétichisme ou d'anthropomorphisme, de l'attribu­tion de caractères humains à des espèces ou à des choses qui ne le sont pas.

Jean-Bernard Pouchous - 2012.

Bibliographie :

-1- Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétri­que, Paris, La Découverte, 1991.

-2- David Bloor, Sociologie de la logique ou les limites de l'èpistémologie, Paris, Pan­dore, 1983.

-3- Bruno Latour, « Note sur certains objets chevelus » in Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie n°27 : Pouvoir de sorciers, pouvoir de médecins, Grenoble, Éditions La Pensée Sauvage, 1994.

-4- Donald Woods Winnicott, trad. Claude Monod, J.-B. Pontalis, Jeu et réalité, éd. Gallimard, coll. Folio essais, 2002.

-5- Donald Woods Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris. Pavot. 1969.

-7- Alfred Gell, L’art et ses agents : Une théorie anthropologique, éd. La Presses du réel, coll. Fabula, 2009.

-6- Georges Bataille, La part maudite : précédé de La notion de dépense, Editions de Minuit, coll. Critique, 1949.

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