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DEUX PLAGES ROUGES


"Deux plages rouges", 2003, acrylique sur carton, 70 x 103 cm.

« Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau » : cette sentence décisive - qui n’est pas, elle-même, sans profondeur - est signée Paul Valéry, dans L’Idée fixe, et date de 1931 (1).


L'Espiguette...

Nous sommes à l’Espiguette, une plage de la commune du Grau-du-Roi (Lo Grau dau Rèi, en occitan) sur le littoral méditerranéen du Golfe du Lion, en bordure de la Petite Camargue gardoise et plus exactement encore entre Villeneuve-lès-Maguelone et le phare de la pointe de l’Espiguette. Pour y aller en automobile, il faut passer par l’ancien port royal d’Aigues-Mortes d’où Saint Louis (Louis IX) embarqua pour les croisades. Longer le canal en direction de port Camargue et tourner à gauche en direction des plages. Il faut garer son véhicule dans les parkings en arrière des dunes et marcher 20 minutes. Une fois arriver à un panneau qui indique « nudisme interdit » et « plage naturiste », on a le choix entre l’accès à la plage textile ou plus loin à la plage naturiste en prenant la direction du petit Rhône. Nous voyons deux jeunes filles qui se sont réfugiées au sommet d’une petite dune en surplomb de l’immense étendue de sable de la plage et le bleu de la mer infinie. Elles se sont installées là très tôt, pour observer les estivants, touristes ou gens du cru. Nous sommes en juillet, le ciel bleu azur est au rendez-vous pour le bain de soleil dominical de nos deux méridionales en week-end. Elles se sont allongées aux premières loges, car elles adorent regarder et commenter tout ce beau monde qui profite de la vie dans le plus simple appareil. Au loin, elles suivent du regard la frontière qui sépare cette zone de nu intégral de la zone des gens en maillots de bain, puis observent les baigneurs et les nageurs. Leur observation remonte alors sur toute l’étendue de la plage où s’amoncellent des familles entières autour de parasols multicolores, des groupes ou des couples simplement équipés de tapis de plage ou de grandes serviettes éponges. Il n’y a que quelques hommes seuls qui lisent ou somnolent nonchalamment, les jeunes femmes sont en groupes allongées sur des nattes, les enfants courent dans tous les sens ou font des châteaux de sable en bordure de mer. Un groupe de vieux joue au volet, d’autres ont amené des sièges de camping et leurs glacières (2). Quelques hommes se baladent sur le sable humide découvert par le mouvement de l’eau, d’autre courent se baigner bruyamment entraînant leurs compagnes ou les enfants, ils se jettent à toute volée de l’eau les uns sur les autres et plongent pour nager dans une mer d’huile. Certains pratiques les bains de sable et s’enfouissent une partie du corps dans du sable sec et chaud ou dans le sable marin humide.

La nudité est de mise mais n’empêche pas la pudeur. De jeunes adolescent(e)s ont gardé le pagne. Sur une sorte de mirador, au pied duquel attend un hors-bord pneumatique, au beau milieu de la plage, des gardes côtiers à poils, surveillent les alentours, les jumelles rivées aux yeux et la casquette au front ils restent impassibles et vigilants. Il y a des vieux beaux de jeunes moches, des femmes enceintes et des mères avec bébé, des gamins braillards, des handicapés de toute sorte, seuls les non naturistes s’imaginent qu’il faut être beau pour venir dans un centre naturiste, alors que c’est complètement faux. Les naturistes se sentent au contraire infiniment moins complexés par le regard des autres. Comme l’espace disponible est vaste il reste des places disponibles mais loin du bord de mer où les gens s’entassent plus volontiers. Tout ce beau monde est à la recherche d’une certaine distance de proximité supportable qu’on pourrait résumer ainsi: famille groupe et bande de jeunes (plus de 3,6 m.); espace entre petits groupes et couples (de 1,2 m., pour ceux qui apparemment se connaissent, à 3,6 m.); et enfin les sphères intimes (de 15 cm à 45 cm : pour parler, se taquiner, flirter, embrasser...). Les hommes en générale évitent de regarder de façon appuyée les femmes dénudées, ce qui témoigne d’un important contrôle de soi, très apprécié de ces dames. Chacun sait ici que la nudité reste ainsi circonscrite à cet espace bien délimité parce que le nu total est souvent assimilée à une invite à la sexualité. Les deux jeunes femmes repèrent tout de suite les quelques mâles solitaires qui se hasardent à draguer les sables de l’Espiguette passant d’une démarche assurée d’un côté à l’autre de la frontière entre nu et textile en changeant adroitement de costume de bain dans un sens ou l’autre. D’autres moins assurés arpentent les mêmes rivages à deux, échangeant quelques complicités typiquement masculines, tout en matant de ci de là discrètement. Rares sont les approches non aguichées par un comportement féminin "siné die" et "sine qua non", discret, mais sans équivoque. Alors le ou les deux garçons s’approchent et engagent la conversation, sinon ils poursuivent leurs chasses sous haute surveillance. Nos deux naïades rient beaucoup de cette comédie humaine toute nue et commentent tout sourire, tous ces comportements si humains. Elles sont camarades de travail. La discussion tourne autour de leur semaine de boulot, de leurs amies et amis, de leurs familles. Ainsi on apprend qu’elles travaillent à Baucaire sur les bords du Rhône et habitent sur l’autre rive, à Tarascon. La belle de gauche s’appelle mademoiselle Aréthuse Alphée, sa famille est originaire d’Ortygie en Italie. Celle de droite est mademoiselle Castalie Hesse originaire de Calw du Bade-Wurtemberg au sud de l’Allemagne. Nous comprenons à mis-mots, qu’elles sont célibataires et à la recherche toutes les deux de l’homme parfait, du super héros, de l’étalon, du beau gosse, de l’alter-égo, du mari idéal, courageux, travailleur, fidèle... Hélas, si le dicton est vrai « qui se ressemblent, s’assemblent » en faisant l’inventaire des hommes qu’elles ont attiré jusqu’à présent, elles restent sur leur faim. Aux souvenirs de leurs anciens amants, elles en concluent qu’elles ne doivent pas être très séduisantes, car ces messieurs n’étaient pas trop caressants, ni assez tendres à leurs goûts. Ils ne pensent qu’à « ça » et « vite fait » échangent-elle en riant (3). Avoir un physique parfait semble être la seule manière d’exister aux yeux des hommes, répète mademoiselle Hesse. Mais son amie n’a pas l’intention de se laisser coincées dans un cercle vicieux destructeur par cette conversation sur leur beauté plastique. Comme, la compétition semble acharnée aux yeux de Castalie et comme elle regard avec envie les beautés qui s’affichent là-bas en bordure de mer, sous le regard dérobé des promeneurs. Dans ce monde d’apparence avoir un cul de star, des seins de diva et des jambes de "top modèle" serait devenu la seule manière d’attirer l’attention de ces couillons, lance avec aigreur Castalie. Du côtés textiles le sable est couvert de corps et des estivants arrivent encore du parking. Un don juan attire leur attention, chaussé de tongs, il avance vêtu d’un bermuda à fleurs portant glacière, sacs de plage et parasols. Il est malheureusement suivi d’une pin-up hyper bronzé en string et boléro en filet, elle tortille des fesses, écouteur aux oreilles, lunettes noires sur le nez et casquette à visière fluo rose vissée sur la tête. Une fois installé leur campement sur le sable, ils s’allongent sur leurs serviettes respectives de bain multicolores, côte à côte et feuillettent des revues.

« L’image que chacun d’entre nous porte sur son propre corps, voilà le problème! Voilà un idéal de chacun de nous impossible, dans une société de toute façon injuste et cruelle ...» Dit mademoiselle Aréthuse avec beaucoup de retenue.

Deux couples de naturistes d’une quarantaine d’année s’approchent des nouveaux venus, les abordent et leur demandent avec moult gestes suggestifs de se dénuder.

« Il y a tant de femmes qui n’ont pas la chance de cette petite pétasse, là-bas.. .», murmure Castalie. De loin on a l’impression que ça se passe très mal, l’homme au bermuda est debout et s’agite, excité par les gesticulations désordonnées et les cris de la gravure de mode en string. Cathalie regarde la scène en silence tout en pensant qu’elle est trop exigeante, tout occupée à atteindre la perfection, elle ne se rend pas compte qu’elle est en train de devenir la proie facile de sa propre obsession «...être belle comme cette pin-up! » D’autres naturistes s’attroupent autour de nos deux juilletistes survoltés qui refusent toujours de se dévêtir ou de partir côté textile. Cathalie semble incapables de voir la réalité telle qu’elle est là sous ses yeux, toute nue, avec ses limites et ses défauts inhérents. Les femmes comme elles, en fait, se proposent des buts théoriquement réalisables mais qui s’avèrent après tout purement et simplement invraisemblable! « Etre le meilleur! ». L’altercation sur la plage, au loin, attire les badauds qui entourent et cachent les belligérants. Sous la pression du nombre de naturistes qui interviennent, il ne reste au couple qu’a plier armes et bagages et il se dirige finalement à contre cœur, vers la sortie. La foule joyeuse accompagne les récalcitrants vers le ruban de chantier rouge et blanc qui sert de frontière entre les dunes et le rivage. Du côté textile c’est bondé, la femme et l’homme se frayent difficilement un chemin entre les corps allongés, habillés de bikinis ou monokinis, slips et caleçons de bain, shorts et peignoirs de plage. Ils cherchent vainement, tout en rallant, une place au soleil. Finalement, l’homme et la femme s’éloignent et disparaissent tandis que le groupe de naturistes se disperse lentement un peu partout, alentour.


Aréthuse et Cathalie...

« Les femmes sont extrêmes; elles sont meilleures ou pires que les hommes. » La Bruyère.

Castalie continue de se prendre la tête et grommelle à mi-voix: « Restes toi-même, tu parles? Lorsque les médias mettent en circulation des modèles comme, par exemple, Claudia Schiffer - 1970-, c’est dur! Bon, que les magazines et la télé, présente des corps nus de jolies femmes, c’est normal, qu’ils prennent des femmes avec des seins magnifiques c’est normal, mais... ».

Irrité, Aréthuse l’interrompt: « Elle se font souvent tirer? Tu te vois aller à la clinique avec tes magazines sous le bras, en disant au chirurgien: Voilà, j’aimerais ressembler à celle-ci ou à celle-là. »

Silence.

Cathalie - « Non, mais j’aimerais bien changer.»

Aréthuse - « Mais t’es très bien comme ça !»

Cathalie - « Non, j’ai de trop gros nichons ! »

Aréthuse - « Mais t’es pas bien, y-en a qui aime !»

Cathalie - « Faut voir le genre !»

Aréthuse - « TOC...»

Cathalie - «Quoi, toc !»

Aréthuse - « Troubles Obsessionnels Compulsifs...»

Cathalie - « T’es toqué !»

Aréthuse - « Dysmorphophobie...»

Cathalie - « Quoi dysmorpho...machin...chose ?»

Aréthuse - « TOC, obsession d’être laid ou malformé, si tu préfères! Tentatives de suicide et Prozac.»

Cathalie - « Mais c’est de la drogue de vieille, ça! Ma mère en prend! Tu me prends pour qui ?»

Aréthuse - « Tu as une image négative de toi qui peux te mener à te ruiner en chirurgie esthétique puis à la déprime. Parce que ton corps ne correspond pas aux normes tu vas te faire un complexe d’infériorité physique qui va te mener directement à cette maladie. C’est ça que tu veux ?». (1)

Cathalie fait la gueule, elle n’aime pas les mots savants.

Aréthuse -« Un bon macho, voilà ce qu’il te faut! Un qui aime ça, un authentique viril, une puissance musculaire, une force de caractère, un fougueux des sens, maître de son érection et de son éjaculation, un qui sait se contrôler... Et puis ça ne l’empêchera pas d’être aussi délicat, et d’assumer ses faiblesses et dans l’intimité, il renoncera à son autoritarisme, s’il saura bien contrôler ses émotions ça ne lui interdira pas de rester sensible, merde alors! La main vaut mieux que l’oeil! L’homme a toujours besoin de caresse et d’amour si sa mère l’en a abreuvé dès sa naissance.»

En fin d’après midi, alors que la plage commence à se vider de ses occupants, Cathalie décide d’aller se baigner laissant son amie garder ses affaires, Aréthuse l’observe s’éloigner vers la mer. Cathalie rentre dans l’eau traverse un groupe de baigneurs qui joue au ballon, plonge et nage au loin. Elle atteint un petit ponton flottant ancré au large sur lequel est allongé un homme, elle l’escalade et s’y allonge. Au pied des dunes, Aréthuse se retourne sur sa serviette de bain et s’allonge sur le dos elle porte un chapeau de paille sur son nez et s’endort. Cathalie reviendra deux heures après, accompagnée de celui qui devînt par la suite son futur mari.

« Les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. » Montaigne.

Jean-Bernard Pouchous - 2006.

Bibliographie :

-1- Paul Valéry, L’Idée fixe, éd. Gallimard, Coll. Blanche, 1931.

-2- Gilles Ferréol, Guy Jucquois, Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, éd. Armand Colin, 2003.

-3- Jean Tignol, Les défauts physiques imaginaires: Comprendre et soigner le BDD, éd. Odile Jacob, coll. Psychologie, 2006.

-1- Martine Bouvard, Les Troubles Obsessionnels Compulsifs: Principes, thérapies, applications, éd. Masson, coll. Pratiques en psychothérapie, 2006.

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